E. Macron et le père-non-mâle

« Votre problème, c’est que vous croyez que le père est forcément un mâle ». Telle est la phrase qu’aurait prononcée Emmanuel Macron, président de la République française à l’occasion de la célébration de la Convention des droits de l’enfant au palais de l’Élysée, le 26 janvier 2020.

Efforçons-nous d’analyser cette phrase-choc.

En premier lieu, avouons que cette déclaration sentencieuse nous paraît un peu présomptueuse. Probable rejeton des théories philosophiques dites « déconstructionnistes », cette affirmation émane de quelqu’un qui se pose comme ayant compris, mieux que quiconque, les tenants et aboutissants profonds, jusque-là masqués, de la paternité.

Mais, au-delà de la forme, le fond de cette assertion constitue une attaque invraisemblable, dévastatrice, de l’identité de père. Le terme se voit « relativisé », vidé de son sens – sans qu’on sache au juste à quelle alternative pense le locuteur (une « femelle », pour reprendre son langage, un animal, un objet ?).

Au-delà de l’identité de père proprement dite, c’est le fantasme de la relation sexuelle parentale originelle, ce que Freud appelait la scène primitive, qui est visé. Le terme originel allemand d’« Urphantasie » souligne encore plus l’importance essentielle de ce fantasme pour la constitution de l’esprit humain au point que Freud l’avait postulé comme ayant même une base biologique. C’est dire à quel point cette opinion tranchée s’en prend non à un détail mais bien un point essentiel du psychisme, et peut-être de la civilisation.

Un énoncé délirant

Disons-le clairement : même en ayant compris que le président Macron parlait du « père symbolique », il est évident qu’une telle proposition est de nature délirante.

Mais de quel délire s’agit-il au juste ? On pourrait le définir comme un délire idéologique si on replace cette assertion dans le contexte politique français actuel, très particulier. Diverses lois sur la « bioéthique » viennent d’être votées au Parlement, qui touchent à l’identité de père. Au cours de ces discussions à l’Assemblée, par exemple, la ministre de la santé, Madame Agnès Buzin, a elle-même déclaré qu’« un spermatozoïde n’est en rien un père ». On voit ainsi que ce dénigrement (ce morcèlement) du père fait partie d’un mouvement politiquement ample et organisé. Le concept de délire dans la réalité, créé par Racamier, pourrait aussi être ici invoqué, en l’occurrence la réalité de la procréation et de la filiation. Rappelons que par-là, Racamier entendait un délire qui au lieu de se déployer franchement, dans un espace spécifique, s’insinuait dans une réalité sociale quelconque pour, de façon masquée, pour y déployer ses effets pernicieux en toute impunité.

Au registre du délire, on pourrait ajouter le ton péremptoire, catégorique, de cette affirmation. La paternité, comme la sexualité, la vie, la mort, sont de toute évidence des domaines éminemment complexes qui nécessitent une grande prudence et un grand respect pour être abordés. Cet énoncé a plutôt les allures d’un constat relevant de l’évidence : « C’est ainsi ». Ce genre de conviction hermétique à toute contestation est bien une des caractéristiques des délires. Elle tranche avec une autre option qui eût été envisageable, celle d’un postulat audacieux, éventuellement révolutionnaire, qui eût été brandi de manière provocante. Mais encore une fois, ce n’est pas du tout de cette tonalité qu’il s’agit ici.

Un énoncé pervers

L’énoncé du président est pervers dans le sens qu’il inverse la logique. Il postule que ce n’est pas lui qui a un « problème » avec ses origines, mais que c’est son interlocuteur qui n’arrive pas à s’adapter à ses vues aberrantes. Cet interlocuteur se voit même sommé de modifier ce qui est désigné comme ses « croyances », quitte, pour cela, à désavouer sa logique, sa structure psychique, sa conception de la famille ou du monde. Cette démarche, terrible, peut évoquer Winston, le héros de 1984 qui, pour se soumettre aux injonctions de Big Brother, essayait – en vain – de se persuader que 2 plus 2 faisaient 5.

Vers un État délirant et pervers ?

Cette affirmation sur la paternité n’est pas issue des propos d’un étudiant illuminé ou des élucubrations d’un philosophe de comptoir, mais bien de la bouche officielle du président de la France. Si l’on prend en considération cette provenance tout au sommet de l’État, elle prend une envergure particulière, celle d’un mot d’ordre auquel la nation va désormais devoir se soumettre.

La clinique de la psychothérapie de famille nous a toutefois enseigné qu’une telle soumission, ou même une éventuelle abdication de toutes ses facultés psychiques, serait vaine. Face à n’importe quel propos délirant, l’interlocuteur est confronté à un paradoxe insoluble : soit il admet le délire – mais alors il se renie lui-même ; soit il le réfute – mais, ce faisant, il s’oppose frontalement à une partie conséquente de la personnalité de son interlocuteur pour lequel il constituera dès lors une menace mortelle. On le voit, on est, dans ce cas de figure, bien loin d’un débat honorable entre des protagonistes qui auraient des opinions divergentes mais qui se respecteraient.

Relevons encore, au registre des mécanismes pervers, certains paradoxes qui affleurent. Le chef de l’État est censé incarner la raison, la pondération ainsi que les valeurs autour desquelles la nation va se réunir. Ici, au contraire, il compromet les fondements mêmes de la famille. Un autre paradoxe serait que ce dirigeant, connu pour ses opinions néolibérales, arbore ici, de façon contradictoire, des vues issues de la gauche. Enfin, relevons qu’en disqualifiant le père, c’est évidemment lui-même en premier lieu qui se compromet en tant que « père de la nation ». Cet acte d’« auto-disqualification » (masochique), pourrait aussi être considéré comme un acte de désengendrement (« La filiation paternelle n’existe pas »), ce qui pourrait même être le message principal de cet énoncé.

Ces paradoxes, comme ces affirmations catégoriques sont en tout cas de nature à paralyser l’entendement de l’interlocuteur ou à le rendre confus, phénomène que Racamier avait appelé le décervelage. Ce décervelage, disait-il, était destiné à empêcher les membres d’une famille de penser. Il allait même jusqu’à postuler que dans les familles incestuelles, l’interdit de penser remplaçait l’interdit de l’inceste. Serait-ce cas aujourd’hui en France ?

Les trois pères

Nous connaissions, depuis Freud, le père « œdipien ». Autorité enviée autant que jalousée et crainte, séparateur de la fusion maternelle, interdicteur de l’inceste, détenteur de la Loi, sous forme réelle autant que symbolique, moteur d’un « complexe », autrement dit d’un travail psychique considérable aboutissant à la constitution d’un psychisme distinguant les sexes et les générations (Racamier ajouterait, les individus) et doté d’un surmoi adéquat.

Nous connaissions le père de la psychose, père évanescent, castré, anéanti, dénié, forclos, abandonnant l’enfant au registre de la toute-puissance et de la fusion maternelle. Père souvent corrélé à notre époque moderne. L’appareil psychique d’un tel sujet n’est pas capable d’élaboration intrapsychique « complexe », souple, et les défenses mises en œuvre (clivage, déni) sont des mécanismes très entiers, destinés prioritairement à la survie, aboutissant parfois à des délires francs.

Il nous faudra peut-être bientôt nous familiariser avec le père de la perversion. Il fait, lui, l’objet de ce qu’on pourrait appeler un double déni qu’on pourrait formuler de la sorte : « Non seulement le père n’existe pas, mais en plus, il n’a aucune importance ». Autrement dit, il n’est pas nié, mais activement, constamment, rageusement rejeté. Loin du désastre et des angoisses psychotiques évoqués précédemment, nous aurions ici à faire à un sujet triomphant, jouissant de cet anéantissement du père, fier de sa propre non-identité.

Alors que le névrosé jouissait d’une certaine autonomie par rapport à la réalité extérieure, le sujet pervers adhère au contraire à cette réalité qu’il se doit de manipuler sans cesse. Et c’est dans cette réalité sociale qu’il va s’employer à diffuser ses idées délirantes. Ainsi dissimulées, ses convictions pourront diffuser jusqu’au plus haut sommet de l’État, infiltrant même les lois et aboutissant à saper les bases des relations sociales ordinaires.

Une autre interprétation

Mais il est bien possible que l’attitude du chef de l’État puisse être interprétée différemment. Selon Slavoj Zizek, un philosophe contemporain, ce type d’injections perverses dans le tissu social suscitant des débats enflammés, ces provocations et ces rétractations enfiévrées seraient en définitive des moyens commodes de polariser l’attention sur des sujets à haute valeur émotionnelle, distrayant ainsi une population crédule, tenue à l’écart des véritables enjeux économiques et guerriers. À l’abri derrière ces écrans de fumée passionnels, capitaines d’industrie sans scrupules, vendeurs d’armes amoraux ou spéculateurs cyniques accompliraient leur funeste besogne en toute tranquillité.

Maurice Hurni, février 2020

 

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