La perversion quotidienne

Santos Dumont, 1985, Musée art brut, Lausanne

Peut-être étiez-vous aussi devant votre poste de télévision à 20.30h, ce lundi 16 février 2021, pour regarder l’émission « Quotidien » ? Le journaliste « maître du jeu » y est entouré d’une série de collaborateurs juvéniles, chacun responsable d’une rubrique. Ce soir-là, le ton était grave : l’invitée était Camille Kouchner, auteur d’un livre ayant fait grand bruit, dans lequel elle dénonçait son beau-père pour ses attentats incestueux homophiles commis sur son frère. L’animateur se montrait compassionnel, des reportages montraient que l’indignation devant ces faits abominables était remontée jusqu’au chef de l’Etat. La loi serait bientôt modifiée, qui garantirait une meilleure protection de la jeunesse contre tous abus sexuels. Le témoignage de Madame Kouchner était bouleversant, lorsqu’elle évoquait les dévastations que pouvaient occasionner ces viols et la révoltante indifférence des témoins restés passifs, voire complices.

Une minute plus tard, changement de rubrique : apparaissent à l’écran deux vieux barbus replets, gérants d’une table d’hôte « particulière ». Ils nous expliquent, égrillards, organiser des soirées de « fist fucking » (pénétration du rectum par le poing), pratique sexuelle perverse particulièrement scabreuse dont ils font tranquillement l’éloge et que l’animateur semble trouver très amusante. Peut-être y voyait-il une forme de sexualité « libérée », « progressiste ».

Que penser de cet épisode télévisuel ?

  • Tout d’abord, et c’est habituel pour tout ce qui touche à la perversion, que « penser » est difficile dans ces circonstances. Ces transitions d’un sujet à l’autre s’effectuent en quelques secondes : à peine a-t-on compris de quoi il en retourne que déjà le sujet suivant apparaît à l’écran. Ce tourbillon participe probablement de l’ambiance « festive » recherchée, garante en ces temps moroses, d’un audimat florissant. Peut-être même pourrait-on soupçonner ces contrastes étourdissants d’être des stratagèmes délibérés en vue de maintenir captive l’attention des spectateurs et de participer ainsi à leur « décervelage ».
  • Dans l’émission, la promotion des pratiques perverses homosexuelles se fait à une heure de grande écoute, sur une chaîne officielle (et non une chaîne pornographique nocturne). Elle survient donc dans un contexte ordinaire, peut-être familial et dans une ambiance qui se voudrait « bon-enfant ». En cela, pour le téléspectateur, elle s’apparente à une exhibition, autrement dit à une irruption brutale de sexualité violente dans un contexte ordinaire.
  • La contradiction, pourtant évidente, entre le témoignage d’une victime d’un pervers et la promotion d’une perversion n’apparait pas du tout à l’animateur, ou, pour le dire autrement, elle est escamotée. Les deux registres contradictoires sont placés côte-à-côte comme si de rien n’était. Nous rejoignons là le registre du paradoxe. On pourrait aussi, sous un autre angle, y voir à l’œuvre la logique de l’inconscient, qui, lui non plus, ne connait pas la contradiction. Le message subliminal de l’émission serait dès lors « Ne réfléchis plus, régresse, renonce à la logique, laisse faire ton inconscient ».
  • La promotion de la perversion scabreuse se fait « l’air de rien ». Elle se prétend même drôle. Là aussi, nous retrouvons un paramètre classique des interactions perverses telles que nous les connaissons au sein de certaines familles pathologiques : un parent blesse un enfant ; lorsqu’il se révolte, le parent prétend qu’il n’a pas le sens de l’humour, que c’était pour rire etc.
  • L’ (apparente) dénonciation de la perversion juxtaposée avec la promotion d’une autre montre que l’animateur n’a apparemment pas compris grand-chose à l’une comme à l’autre, ni particulièrement à la violence qu’elles véhiculent. Le registre de la morale est particulièrement troublant : alors que le spectateur pouvait légitimement croire qu’il sous-tendait l’empathie ou l’indignation devant ce qu’a subi Madame Kouchner, la rubrique suivante démontre, si besoin était, qu’en réalité, aucune considération de ce type n’était de mise. On pourrait même aller plus loin et envisager la deuxième intervention comme une forme d’annulation rétroactive de la première.
  • Mais en définitive, tant le drame de Camille Kouchner que l’exhibition des deux pervers nous apparaissent comme des mets de choix destinés à nourrir un Moloch télévisuel insatiable, engloutissant indifféremment malheurs ou fantasmes scabreux et dont l’animateur serait le servant.

Laisser un commentaire