« Les grands criminels courent le monde parce qu’on les laisse courir et qu’on met sous clé les fautifs de moindre importance ; sans compter qu’il y avait quantité de crimes auxquels nul ne faisait attention, tout simplement parce qu’ils étaient un tant soit peu plus esthétiques que le crime vulgaire, l’assassinat grossier qui saute aux yeux et dont la presse fait ses choux gras. (…) Ah ! L’imagination, c’était à cela que se ramenait toute la question. Par simple défaut d’imagination, tel homme d’affaires bien connu sur la place, en concluant un habile marché tout en sirotant son apéritif avant de passer à table, pouvait commettre un véritable crime dont nul au monde ne s’avisait seulement, et le brave homme d’affaires moins que quiconque. Car il faut un peu d’imagination pour voir le crime ; et le monde était surtout mauvais par indifférence et tout allait de mal en pis du fait de cette indifférence. Le danger qu’il y avait là était autrement grave que le danger Staline, avec celui de tous les Josephes qu’on voudra ! »
Friedrich Dürrenmatt, le soupçon, Albin-Michel, p. 201, 1961.