« C’est de là que naît la méprisante rancœur que les hommes d’esprit éprouvent envers l’immense amas d’idiots opulents et prévalents. Mais dans l’aversion des hommes intelligents, plane souvent un soupçon d’envie. Et ce n’est pas sans raison que l’on rencontre les bienheureux et les puissants parmi les imbéciles bien plus que parmi le reste des hommes. Plus d’intelligence, plus de douleurs ; donc moins d’intelligence, plus de paix et de joie. Personne n’est plus sûr de soi et satisfait d’être tel qu’un parfait idiot : au fond de lui, il n’y a ni tragédie, ni drame, ni angoisse, ni désespoir. Son âme lui cause peu de souci car elle est presque éteinte : l’unique chose qui pourrait l’attrister et celle-là même qu’il ignore tout au long de sa vie, c’est-à-dire le fait d’être un idiot.
Et il ne faut pas s’étonner si, le plus souvent, les imbéciles réussissent mieux que les grands esprits dans le monde. Ceux-ci doivent lutter contre eux-mêmes et, comme si cela ne suffisait pas, ils doivent aussi affronter tous les médiocres qui détestent instinctivement toute forme de supériorité. L’imbécile, quant à lui, se retrouve, où qu’il aille, parmi ses pairs, parmi ses frères et ses compagnons. Il est, par esprit naturel de corps, aidé et protégé.[1] »
[1] Giovanni Papini, Les imbéciles, Ed. Allia, 2016, p. 42.