Interview de Jean-Pierre Caillot par Souad Ben Hamed – début 2016

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Souad Ben Hamed : Pensez-vous que votre ouvrage est accessible à toute la communauté psychanalytique ou faudra-t-il pour le comprendre, avoir déjà une connaissance de la conceptualisation et de la clinique développées par P.C. Racamier ?

Jean-Pierre Caillot : ” Le meurtriel, l’incestuel et le traumatique ” est un ouvrage lisible par l’ensemble de la communauté psychanalytique car les nouveaux concepts calés, comme se plaisait à le dire P.-C. Racamier, sont tous définis et accompagnés d’exemples cliniques issus tantôt de thérapies psychanalytiques individuelles, tantôt collectives telles que les psychodrames, les thérapies de couple, de famille ou de groupe d’enfants et d’adultes ; il en est de même pour les concepts que j’ai forgés comme le meurtriel ou les fantasmes antoedipiens. Les concepts d’ambiguïté et de paradoxalité, ceux d’autodésengendrement et d’auto-engendrement apportés par Racamier permettent une compréhension nouvelle et concrète du narcissisme primaire ; la séduction narcissique, concept-clé de l’antoedipe normal et pathologique est une nouvelle forme de séduction qui est à bien différencier de la séduction sexuelle.

En tout, 66 observations illustrent ces concepts et offrent au lecteur un lien direct avec la clinique.

Pour une meilleure compréhension de l’ antoedipe, disons de manière brève que, dans sa forme normale, il est de stucture transitionnelle, complémentaire de l’oedipe tandis qu’il s’oppose à l’avènement de l’oedipe dans sa forme pathologique, paradoxale, ce qui correspond cliniquement à l’inceste et à l’incestualité faite d’équivalents de meurtre (le meurtriel) et d’inceste (l’ incestuel). La lignée antoedipienne est caractérisée par le renversement de l’ordre générationnel. Dans la nouvelle sémiologie du fantasme que je propose, l’ordre de la représentation des générations est une donnée centrale pour distinguer un fantasme oedipien d’un fantasme antoedipien normal ou pathologique. Il s’agit là d’un repère clinique nouveau et essentiel.

La première de couverture du livre, La Charité romaine de Charles Mellin (vers 1600 – 1649) illustre le renversement générationnel : Cimon, condamné à mourir de faim reçut en prison la visite de sa fille Péro qui l’allaita.

SBH : Vous évoquez dans votre livre (à la page 11 plus exactement) la question des difficultés de la psychanalyse, vous parlez même d’évitement de celle-ci à un moment donné de son histoire, à travailler avec les groupes naturels que sont le couple, la famille et l’institution, vous émettez une hypothèse explicative ou interprétative de cet évitement qui est celle de l’existence chez les psychanalystes de fantasmes qui les auraient empêchés d’aborder plus précocement ces formes de groupe. Ces fantasmes seraient liés, dites-vous à ces formations de masse en groupe : menaces d’indifférenciation soi-objet et risque de casse.

La question qui m’était venue à l’esprit en vous lisant est la suivante : Ces formations de masse ne continuent-elles pas d’exister chez des psychanalystes qui ont mis en place des dispositifs psychanalytiques originaux pour les groupes naturels ? Quelles en seraient les raisons ?

Pourrait-on penser à ces mêmes phénomènes de masse qui se poseraient de manière plus spécifique groupe-objet ? Doit-on penser à des problématiques plus complexes touchant le lien groupal et mettant à mal une ou plusieurs de ses fonctions comme nous les décrit René Kaës, à savoir : liaison, transmission, différenciation, transformation, contention et représentation ?

J.-P.C : Historiquement, malgré l’intérêt de Freud pour des formations naturelles comme le couple, la famille et l’institution, c’est avant tout l’individu qui est objet d’ études. Dans les années 40, Ezriel, Foulkes et Bion travaillent avec des petits groupes d’adultes ; Foulkes découvre avec enthousiasme la consultation familiale. En France, Anzieu développe les groupes de formation au travail psychanalytique en groupe ; R. Kaës s’intéresse à l’ institution. La famille est abordée psychanalytiquement dans les années 70 par Ruffiot. Les résistances rencontrées par les psychanalystes semblaient liées à la crainte de favoriser l’émergence de l’inceste et du meurtre dans la famille. Anzieu parlait de fantasmes de casse. Le corollaire de ces fantasmes angoissants était d’augmenter l’indifférenciation Soi-Objet (l’objet pouvant être un individu ou une partie de celui-ci ou bien un couple, une famille ou un groupe), en rapport avec les ” restes de masse ” ou restes d’ indifférenciation en chacun de nous, dont parle Freud.

SBH : Parmi les néologismes proposés et élaborés par P.C.- Racamier, il nous a semblé que celui de fantasme -non-fantasme est celui qui fait le plus pousser les hauts cris. Qu’en pensez-vous ?

Le risque qu’encourt ce concept qui, vu de plus près est d’une grande richesse est d’être pris comme un non fantasme tout court.

Le second risque est que l’utilisateur soit pris par une certaine forme de facilité en collant un adverbe de négation à son concept sans chercher dans la terminologie psychanalytique les termes adéquats existants. Sans vouloir vous accuser de cela et sans vous imaginer comme pris au piège par cette facilité, je me demandais si se laisser aller à cet usage ne mettait pas en péril la profondeur du « fantasme-non-fantasme ».

On compte dans votre livre une dizaine de mots ainsi construits : jeu-non-jeu p. 26 ; sexuelle-non-sexuelle p. 32 ; meutrière-non-meurtrière p. 32 ; objet-non-objet p. 58 ; topique-non-topique p. 92 ; père-non-père et mère-non -mèrep. 96 ;objet interne-non interne p 96 ; fille-non-fille de son père-non -pèrep. 100 ;mort-non-mortp.102 . Qu’en pensez-vous ?

J.-P.C : Je développe abondamment ce concept de fantasme-non-fantasme dans le chapitre ” Une nouvelle sémiologie du fantasme ” et je partage avec vous l’ idée qu’il s’agit d’un concept d’une grande profondeur. Écrire “fantasme-non-fantasme”, c’est souligner la structure paradoxale de cette formation psychique : un fantasme qui n’en est pas un, qui prend la place du véritable fantasme ! Cette structure paradoxale est bien visible dans l’exemple, chez cette petite fille, du f-n-f des mantes religieuses qui s’ entredévorent avec arrêt du scénario de dévoration lorsque s’établit entre elles une relation paradoxale réciproque, au moment où chacune des bouches des mantes religieuses est à la fois mangeuse et mangée ! 

La paradoxalité est un espace psychique d’une étendue surprenante : toutes les pathologies narcissiques telles que psychoses, perversions et addictions appartiennent à ce registre ! C’est dire son importance clinique et, de mon point de vue, la nécessité d’intégrer cet outil conceptuel majeur dans la psychanalyse. Le père incestueux est en effet un père-non-père : un objet paternel paradoxal perçu à la fois comme un père et un objet sexuel réel et non pas fantasmé, symbolisé et refoulé. Dans cet exemple on voit deux représentations, le père et l’objet sexuel réel, liées selon un mode paradoxal où celles-ci ne sont ni opposables ni conciliables.

S.B.H : En proposant le concept meurtriel, pensez-vous que Bernard Defontaine a juste trouvé un concept qui facilite l’usage du versant meurtriel de l’incestualité que vous avez développé dans l’incestuel meurtrier ou vous a-t-il aidé à développer davantage le meurtriel avec un statut qui le rend plus autonome qu’un « simple » versant d’un incestuel ?

J.P.C : J’ai trouvé que le néologisme meurtriel, proposé par Bernard Defontaine décrivait plus clairement le formant meurtrier de l’incestualité (néologisme proposé par M. Hurni et G. Stoll) que les termes d’incestuel meurtrier que j’avais initialement choisi. La pertinence du choix était aussi renforcée par le fait qu’ il était bâti selon le même modèle que le néologisme incestuel de Racamier. Le meurtriel est lié paradoxalement à l’incestuel. Parmi les équivalents de meurtre on compte différentes formes de violences familiales, les disqualifications d’origine perverses et l’abandon réel.

S.B.H : Vous écrivez (p. 35) que D. Anzieu apporte un matériel incestuel abondant. L’a t-il nommé ainsi ? Sinon pourquoi ne l’a-t-il pas fait, sachant qu’il était en lien avec les fondateurs du Collège de Psychanalyse Groupale et Familiale depuis 1985 ?

J.- P.C : Il m’est difficile de répondre à votre question ! Anzieu dans ” Le Moi-Peau ” décrit magistralement à propos de ” l’enveloppe olfactive “, le cas d’un patient qui sentait mauvais. L’observation est saturée de relations incestuelles, voire incestueuses ; Anzieu n’y parle pas d’ antoedipe pathologique.

Dans la première édition de son livre Le groupe et l’inconscient, page 123, à propos de l’illusion groupale, Anzieu parle de contre – fantasme originaire : “Tantôt il (le groupe) se constitue autour de ce que nous avons appelé (D.Anzieu, 1971) un contre-fantasme originaire et c’est l’illusion groupale : les différences sont niées et la fusion renarcissisante de tous dans le bon sein du groupe, affirmée”. A la page 77 du même livre, Anzieu qualifie ce fantasme de contra-originaire ; ainsi le groupe affirme : “Nous sommes nés non pas d’un père, mais de notre propre groupe ; nous ne tirons pas notre origine d’un être ou d’une réalité extérieurs ; nous sommes un groupe-matrice qui s’engendre lui-même”. On le voit, Anzieu a décrit très tôt le fantasme d’auto-engendrement comme un fantasme contra-originaire et invite d’ailleurs Laplanche et Pontalis à le classer au rang des fantasmes originaires. Anzieu et Racamier se rejoignent donc sur ce point au sujet de la création des enveloppes et de l’antoedipe tempéré : l’un parle de contra-originaire, l’ autre d’anti-originaire.

SBH : Oedipe et Antoedioe fonctionneraient-ils de la même manière dans ces nouvelles configurations familiales de plus en plus nombreuses ?

Doit-on consacrer à ces dernières des études spécifiques sans prévoir au préalable, de les inscrire dans le registre appartenant d’emblée à la pathologie et à l’antoedipe furieux ou pensez-vous qu’il s’agit de toute façon de configurations familiales organisées de manière prévalente par un antoedipe furieux et que notre société les « fabrique » de plus en plus ?

Il est vrai que dans certaines configurations, homoparentales par exemple, la bigénérie, la propriété de provenir de deux parents de sexes différents que vous situez comme essentielle, ne se présentera pas sous le même aspect. La sexualité autour de laquelle devrait s’organiser la scène primitive, ne sera pas forcément présente non plus dans d’autres configurations d’enfantement qui a recours à la science ?

J.-P. C : Quelle que soit la constitution de la famille, l’important, le repère clinique majeur à notre avis, est la place qu’occupent les relations narcissiques incestuelles et paradoxales dans la famille, par conséquent celle de l’auto-engendrement pathologique qui s’oppose à l’ engendrement, à l’oedipe, aux fantasmes originaires, à la bigénérie.

SBH : P.-C. Racamier, a mis en place la topique interactive depuis plusieurs années. On a souvent parlé, à son propos de 3ème topique. René Kaës, figure incontournable de la psychanalyse groupale propose aujourd’hui plus qu’une 3ème topique, une métapsychologie de 3ème type. Il défend dans son dernier ouvrage «extension de la psychanalyse, pour une métapsychologie de 3ème type » paru en 2015 aux éditions Dunod, la nécessité de tenir compte d’une conjonction complexe et dynamique entre 3 espaces de réalités psychiques interférents : du sujet, des liens et du groupe et décrit un nouveau paradigme de l’inconscient qui le met face à une nouvelle extension de la psychanalyse.

Y trouvez-vous des rapprochements ? Pensez-vous que la topique interactive tient suffisamment compte de la consistance de ces espaces psychiques et surtout de leurs interférences ?

J.P-C : En effet, il existe des points communs, mais aussi des différences. Une troisième topique est née selon le vertex du groupe (R. Kaës) ou de l’individu (P.-C. Racamier). Concernant la forme normale de cette topique, les auteurs sont proches et distinguent monde interne, externe et intermédiaire qui correspondent à plusieurs espaces psychiques : intrapsychique, interpsychique et transpsychique (à polarité structurante selon l’expression de R. Kaës). Des différences très significatives apparaissent au sujet des formes pathologiques de cette troisième topique en rapport avec l’importance donnée à l’antoedipe pathologique, au meurtriel et à l’ incestuel, source d’engrènements et de confusions obligées. L’espace transpsychique à polarité dégradée de Kaës se rapproche de la topique interactive de Racamier qui est un dérivé pathologique de sa troisième topique ; elle est une topique paradoxale transsubjective. Vous l’avez évidemment bien compris, ici encore, la différence se constitue à partir de l’importance donnée à la clinique de l’incestualité. La topique interactive est l’espace paradoxal transsubjectif de l’antoedipe pathologique. Cet espace transsubjectif pathologique centré par la paradoxalité s’oppose à l’espace transsubjectif normal transitionnel centré par l’ambiguïté.

Je suis convaincu qu’une meilleure compréhension du traumatisme psychique et des répétitions traumatiques transgénérationnelles passe par celle de la paradoxalité. Cette donnée nous paraît essentielle.

SBH : Allons dans le sens de l’hypothèse fort intéressante posée par M. Hurni et G. Stoll que vous avez appuyée et enrichie par votre lecture et vos commentaires. Peut-on dire que si Oedipe était incesté, il ne serait pas Oedipe mais antoedipe furieux ? Peut-on penser que le sort de la psychanalyse aurait été différent ou qu’elle ne serait pas née tout simplement ?

La famille mythologique d’Oedipe n’intègre pas le tabou du meurtre et de l’inceste ; c’ est une famille incestueuse et meurtrière, agissante, c’est-à-dire antoedipienne pathologique. L’ordre des générations y est renversé. Les manœuvres perverses, les confusions projectives règnent.

La famille oedipienne intègre le tabou du meurtre et de l’inceste, s’organise ainsi selon le mode normo-névrotique avec refoulement et symbolisation. Les représentations des générations sont dans l’ordre des choses. Les représentations de famille oedipienne figurent et symbolisent le meurtre et l’inceste.

Le fantasme est congruent avec l’oedipe et la famille oedipienne ; tandis que le fantasme-non-fantasme, c’est-à-dire l’agir et la somatisation, caractérise la famille antoedipienne pathologique.

Les fantasmes transitionnels antoedipiens figurés et symbolisés se situent à la jointure des deux lignées, l’oedipienne et l’antoedipienne.

La difficulté majeure de la psychanalyse a été de bien distinguer la clinique de l’inceste non fantasmé de celle de l’inceste fantasmé ; de bien différencier la clinique de l’agir de celle du fantasme ; en somme de bien séparer la clinique du traumatisme de celle du désir. Nous pouvons désormais travailler avec ces deux modes d’organisation psychique sans exclure l’agir meurtriel et/ou incestuel traumatique qui s’oppose à l’avènement des fantasmes originaires, de l’ engendrement.

Souad Ben Hamed http://formapsy.org

Note de lecture du livre « Le meurtriel, l’incestuel et le traumatique » de J.-P. Caillot

par Souad BEN HAMED

Le 28/11/2015

Le livre de Jean-Pierre Caillot entre les mains, nous sommes interpellés par deux choses :

Un titre qui contient deux néologismes sur les trois termes utilisés : meurtriel, incestuel et

traumatique et une illustration à la fois fascinante et dérangeante : l’Allégorie de la Charité Romaine

où on voit Péro en train d’allaiter son père Cimon, condamné à mourir de faim en prison, version

illustrée par de nombreux peintres dont celle de P.-P. Rubens1, choisie par l’auteur pour illustrer son

livre et mettre en évidence le renversement générationnel, concept central de l’antoedipe

pathologique qui correspond cliniquement à l’inceste et l’incestuel.

Les 150 pages du livre nous amènent dans les méandres de la psyché humaine.

Nous y voyageons pour y découvrir les formes tempérées et les formes furieuses notamment de

l’antoedipe, concept original et surtout d’un intérêt indéniable dans la clinique. Mis en place par P.-

C. Racamier, élaboré et enrichi par ses continuateurs, il est ici décortiqué, analysé, mis en lien,

interrogé et surtout illustré par J.-P. caillot de manière précise.

Ce livre est à la fois utile à ceux qui ne se sont pas encore penchés sur la clinique de l’incestuel et de

l’antoedipe pour lesquels J.-P. Caillot aura fait, en plus de ses apports théoriques et cliniques

nouveaux, la synthèse de plusieurs travaux autour de quelques unes des découvertes primordiales de

P.-C. Racamier.

Quand à ceux qui connaissent cette clinique et qui voudraient suivre son évolution et son

élargissement, ils y trouveront des approfondissements de cette pensée clinique mais aussi des

apports psychanalytiques nouveaux élaborés par l’auteur, psychanalyste co-fondateur avec P.-C.

Racamier, S. Decobert et C. Pigott du Collège de Psychanalyse Groupale et Familiale et dont nous

connaissons plusieurs écrits dont « l’incestuel meurtrier et la position narcissique paradoxale ».

La lecture de ce livre nous permet de mesurer le caractère fertile et dynamique d’un chemin ouvert

pour combler une brèche mais aussi pour occuper une place restée jusque-là défaillante dans la

pensée psychanalytique. Gilles Catoire2 nous a déjà montré comment le conflit intérieur de Freud à

propos de sa théorie de la séduction « neurotica » mais aussi le conflit entre Freud et Ferenczi

autour de l’inceste sont repris et élaborés par Racamier au travers de l’incestualité, et comment

Racamier, en arrive à une conception élargie du fonctionnement de l’esprit humain.

La lecture de ce livre nous montre enfin la nécessité pour le clinicien de pénétrer ces aires où

règnent l’incestuel, le meutriel et le traumatique afin d’approcher cette clinique des pathologies

narcissiques et traumatiques.

Revenons à J.-P. Caillot. Son livre est écrit dans un style pédagogique, agréable à lire et clair même

si, nous aurons quelques fois le désir et d’autres fois le besoin de reprendre quelques paragraphes

pour en saisir davantage la profondeur notamment lors des passages rédigés autour de l’espace

transsubjectif paradoxal « à polarité dégradée » selon l’expression de R. Kaës.

Le livre abonde en exemples cliniques tirés de sa pratique, en étayages empruntés à la mythologie et

d’autres à la littérature. Aucun des concepts psychanalytiques utilisés n’est resté sans exemple

clinique. Malgré cette abondance, il nous semble qu’une place est encore possible dans cet ouvrage

à une monographie qui pourrait nous amener à saisir de manière plus aisée les différents aspects de

cette clinique.

1 Cimon et Péro, 1612, Musée de l’Ermitage, Saint Pétersbourg, Russie

2 G. Catoire, Séduction et incestualité. Journal de

la psychanalyse de l’enfant, 25 : 73-90, 1999

Nous pouvons résumer les différents apports théorico-cliniques de j.-P. Caillot, élaborés de manière

détaillée et subtilement pédagogique en différents points :

1) La démonstration de l’originalité et surtout de l’utilité de l’antoedipe pathologique.

J.-P. Caillot nous rappelle l’essentiel de la trouvaille de P.C. Racamier qui écrit au sujet de l’oedipe

et de l’antoedipe : « Il n’est pas de constellations conflictuelles plus importantes au ciel de la

psyché. Si l’une et l’autre sont également essentielle, seule l’oedipienne est vraiment connue ; pour

l’antoedipienne, sa mise au jour est récente et sa carrière scientifique est encore en pleine

jeunesse. .. »

P.C.-Racamier précise à un autre moment qu’il n’existe pas une lignée psychique préoedipienne et

oedipienne mais bien deux lignées psychiques distinctes :

 La lignée oedipienne, centrée par les fantasmes d’engendrement

 et la lignée antoedipienne centrée elle, par les fantasmes narcissiques d’autodésengendrement

et d’auto-engendrement.

J.P. Caillot tente ensuite de nous montrer, à travers son écrit et la clinique sur laquelle il s’étaye

comment, grâce aux travaux concernant la paradoxalité et les phénomènes du registre de l’inceste,

la compréhension du traumatisme psychique s’en trouve bouleversée. Il va jusqu’à qualifier ce

bouleversement de très profond.

2) Il spécifie la paradoxalité

Partant d’abord de la paradoxalité telle que définie par P.-C. Racamier, à savoir tout à la fois comme

un fonctionnement mental, un régime psychique et un mode relationnel dont le paradoxe est le

modèle, défini par ce même auteur comme « une formation psychique liant indissociablement entre

elles l’une à l’autre deux propositions ou injonctions, inconciliables et cependant non opposables »,

J.-P. Caillot, insiste sur le caractère de non-opposabilité qu’il qualifie d’essentiel. L’auteur, semble

connaître parfaitement en tant que psychanalyste, ces terrains tortueux et vertigineux de la

paradoxalité dans lesquels il s’est hasardé depuis ses premiers travaux co-écrits avec G. Decherf3

qu’il a approfondis en défendant l’existence d’une troisième position psychique, la position

narcissique paradoxale, qui viendrait avant la position schizoparanoïde et la position dépressive

(Mélanie Klein).

3) Il nous présente un autre décodage du mythe

Nous pouvons en effet nous demander avec l’auteur si l’antoedipe qui remet en scène la question

d’engendrement et d’auto-engendrement, n’était pas susceptible de donner une autre lecture et

fournir une nouvelle symbolique à plusieurs mythes.

J.-P. Caillot, expose une vignette clinique d’un petit garçon de 5 ans à qui il prête le nom de Phénix

en lien avec l’oiseau légendaire fabuleux, de taille, de couleur et de beauté extraordinaires.

Cet oiseau légendaire, caractérisé par son pouvoir de renaître après s’être consumé sous l’effet de sa

propre chaleur, symbolise les cycles de mort et de résurrection. J.-P. Caillot, reprendra ce mythe de

Phénix pour étayer l’idée de la mise en scène des fantasmes narcissiques d’auto-désengendrement et

d’auto-engendrement.

C’est ensuite au mythe central de la psychanalyse, le mythe d’Oedipe qu’il s’attaque de manière fort

3

originale et particulièrement intéressante. Il partira pour cela d’un travail présenté par Maurice

Hurni et G. Stoll auquel il se joint volontiers et dont il décrit les mérites.

Maurice Hurni et G. Stoll (1966), écrit-il, se demandent si Oedipe n’aurait pas été abusé.

Il les cite : « Nous n’avons pas la prétention de ‘réenvisager’ ce mythe central de la psychanalyse,

mais simplement d’en donner quelques brefs éclairages sous l’angle de nos perspectives ou

réflexions cliniques relatives à l’abus et aux perversions. (…). La compréhension de la logique

perverse nous amène à considérer ce mythe non plus comme le modèle d’un fonctionnement

psychique individuel, mais comme un paradigme familial de lutte dramatique entre la névrose et la

perversion. » « Dans cette optique », continuent-ils, « les faits doivent être considérés en fonction

de leur impact interactionnel et non plus sur le seul plan symbolique. »

Laïos, père d’Oedipe, se demande donc J.-P. Caillot, reprenant le questionnement des auteurs de la

haine de l’amour, aurait-il été pervers ? « Selon la légende », écrivent M. Hurni et G. Stoll : « il

semble s’être agi du premier pédéraste ; pire, il séduisit le fils de son meilleur ami, l’enleva, et

l’enfant selon certaines versions du mythe, se suicida. » Les auteurs se retournent ensuite vers

Jocaste : « Jocaste serait-elle l’autre pôle d’un couple pervers ? », et d’y répondre : « En premier lieu,

bien qu’elle soit dépeinte comme souffrant de stérilité, on peut noter qu’elle ne s’est pas opposée à

son mari lorsqu’il a entrepris de tuer l’enfant qu’ils avaient fini par avoir. De plus, beaucoup

d’auteurs, dont J. Lacan, ont relevé qu’elle savait vraisemblablement que le roi OEdipe était en réalité

son fils » poursuivent-ils.

Allant dans le sens de l’hypothèse posée par M. Hurni et G. Stoll, appuyée et enrichie par l’auteur du

« Le meurtriel, l’incestuel et le traumatique » nous sommes en mesure de proposer que si Oedipe

était incesté, il ne serait pas Oedipe mais antoedipe furieux mais aussi de nous poser la question

suivante : Si Oedipe était incesté, le sort de la psychanalyse aurait-il été le même ou encore ne

serait-elle pas née ?

4) Il enrichit la théorisation du fantasme

Nous assistons tout le long du livre à une conceptualisation d’une sémiologie du fantasme où

différentes caractéristiques doivent être prises en compte pour distinguer les productions

fantasmatiques de l’oedipe de celles de l’antoedipe.

Pour nous aider à effectuer ce travail de différenciation, l’auteur ajoute aux éléments classiques,

l’ordre des représentations générationnelles, donnée qui lui paraît fondamentale.

Rappelons que les éléments classiques constitutifs fondamentaux du fantasme sont la figuration et

les émotions, la symbolisation ainsi que la scénarisation.

Sur le chemin de ce travail de conceptualisation d’une sémiologie du fantasme, J.-P. Caillot nous fait

rencontrer l’un des concepts de P.-C. Racamier qui a fait le plus pousser les hauts cris mais dont

l’intérêt clinique nous semble important.

Ce concept vu de plus prêt est en effet d’une grande richesse et le risque qu’il encourt dans un

premier temps, à savoir, celui d’être pris comme un non fantasme tout court est rapidement dépassé

quand on se laisse nourrir par les vignettes cliniques apportées par l’auteur et surtout quand on

saisit ce moment fondamental de transformation psychique des agirs et des somatisations

traumatiques en fantasmes transitionnels qui font passer le patient du fantasme -non-fantasme-au

fantasme.

5 ) Il revisite la place des objets auto-générés et souligne leur importance

Après une présentation des travaux existants concernant les états autistiques chez l’enfant (Tustin),

il aborde ceux de L. Kreisler, M . Fain et M. Soulé (1974), qui font l’hypothèse que les pathologies

précoces du nourrisson comme le mérycisme, le spasme du sanglot et le mégacôlon fonctionnel

sont des préformes de la perversion.

Tout en reprenant ces travaux, J.-P. Caillot insiste sur la nécessité d’établir un lien étroit entre

l’activité autosensuelle pathologique et la perversion.

Ayant fait appel dans la deuxième partie de son ouvrage à la revisite de la place des objets autogénérés

hypernarcissiques dans la clinique psychanalytique, il arrive ici à en préciser l’objet. Il

conviendrait, précise-t-il de parler, non pas d’auto-érotisme mais d’auto-sensualité pathologique,

défensive contre le manque d’apport narcissique maternel.

Nous comprendrons par la suite, qu’il ne s’agit pas d’une demande de complexification du

phénomène mais d’une proposition d’une nouvelle compréhension quand nous verrons l’auteur nous

répertorier divers tableaux où l’enfant producteur d’objets-sensation autogénérés, est à la fois témoin

d’une répétition traumatique et source d’autarcie psychique, car l’emprise exercée sur l’objetsensation,

explique-t-il assure une auto-contenance pathologique protectrice. Il conclue que selon

lui toutes les pathologies hypernarcissiques (psychose, perversion, addiction…) présentent des

sensations autogénérées paradoxales comme objets hypernarcissiques. La relation narcissique à ces

objets paradoxaux à la fois répète le traumatisme et défend contre les angoisses produites par celuici.

Il propose enfin d’inclure dans ces objets-sensations hypernarcissiques auto-générés de nouveaux

objets tels que l’objet-excitation, l’objet-délire et l’objet-addiction dans les familles et montre pour

chacun d’entre eux la nature paradoxale.

Comment cette nouvelle compréhension pourrait-elle nous aider cliniquement à approcher ces

pathologies souvent très difficiles à mener ?

Sur ce point, l’auteur nous a semblé se centrer de manière privilégiée sur la partie théorique de la

question qui semble demander pour elle-même un ouvrage indépendant avec des étayages cliniques

approfondis.

6) Il élargit la vision du traumatisme psychique :

Deux voies vont l’amener à la proposition d’une vision heuristique du traumatisme psychique :

le lien établi entre l’incestualité paradoxale et le traumatique et la prise en compte de la

paradoxalité comme la clé du traumatique.

Nous percevons au fur et à mesure de notre avancement dans la lecture de l’ouvrage l’intérêt

théorique et clinique de cette vision et finissons par comprendre le caractère de profondeur que lui

attribue l’auteur lui-même.

Enfin, à la lecture de ce livre plusieurs questions peuvent nous traverser l’esprit :

La clinique de l’antoedipe et de l’incestuel, n’a-t-elle pas de nouvelles voies à explorer face à

l’émergence des nouvelles familles monoparentales, homoparentales, recomposées, familles ayant

recours aux différents moyens d’assistance médicale à la procréation ?

Pourquoi peine-t-elle à trouver une place digne d’elle dans la métapsychologie psychanalytique ?

Certains psychanalystes tout en reconnaissant son utilité, continuent à lui attribuer des qualités métaphoriques et non métapsychologiques ?