Racamier a forgé une quantité de concepts au cours de son exploration de la psyché humaine individuelle et de ses relations avec autrui. Ces concepts ont connu des fortunes diverses. Certains ont fait florès, comme celui de maternage. Beaucoup, et particulièrement parmi ceux qu’il a créés au cours des dernières années de sa vie, restent à élaborer. Comme des poteaux indicateurs fichés en terre, ils pointent une direction qu’ils nous invitent à explorer. En voici quelques-uns :
Désigne le processus par lequel une angoisse qui a son origine dans la psyché d’un sujet en est activement expulsée pour être injectée dans autrui qui, lui, l’éprouve à sa place, et à qui elle a donc été transmise.
Ce processus véhiculé par l’injection projective, est particulièrement actif de la part de patients psychotiques. (Cortège Conceptuel, p. 23)
-
Antœdipe :
“Désigne l’organisation essentielle et spécifique du conflit des origines en tant qu’elle prélude à l’œdipe, qu’elle se situe en son contrepoint (quasi musical) ou même en opposition radicale (et alors forcément pathologique) à son encontre. Organisation, donc, foncièrement ambiguë, dotée d’un potentiel «d’assiette narcissique » ou au contraire de folie mégalomaniaque ; au demeurant centrée sur le «fantasme » d’auto-engendrement ». (Cortège conceptuel, p. 24)
-
Assistance narcissique obligée:
“Désigne le processus par lequel un sujet narcissiquement vulnérable et avide de réconfort narcissique oblige insidieusement son entourage (parents, conjoint, enfants, amis, thérapeutes etc.) à lui fournir une assistance constante, consistant principalement à lui confirmer sa valeur ainsi que son intégrité, et plus précisément à confirmer ses dénis de toute défaillance, carence ou douleur personnelle.
Tel est en particulier le cas des pervers narcissiques, des prédisposés paranoïaques, ou des paranoïas “dormantes”, lesquelles cessent de dormir dès lors que l’assistance obligée cesse ou est démentie.” (Cortège conceptuel, p. 25)
Auto-engendrement:
« Désigne le fantasme central de la constellation antoedipienne (en vérité le plus souvent un fantasme-non-fantasme), fantasme aux termes duquel le sujet se vit lui-même comme générateur de sa propre existence. Cette formation psychique fondamentale obéira à l’un des deux destins qui s’attachent à l’antoedipe : se fondre dans le moi et contribuer au sens vivant du réel, ou bien faire rage dans le moi dans un assaut mégalomaniaque de surréalité sans images. Dans le premier cas le sujet s’institue co-créateur de sa vie et ainsi se prépare à l’Œdipe ; dans le second cas il s’intronise comme engendreur unique de soi-même et du monde, au lieu et place des parents et des ancêtres, ce qui tend à évincer radicalement l’Œdipe et les générations. Dans les deux éventualités le « fantasme » n’est ni vraiment réfuté ni conscient. Inconscient ? Pas encore.
(Cortège conceptuel, p. 25)
Extr-agir
“Désigne la tendance interactive à expulser par l’agir une part de sa vie psychique et la faire agir au dehors (ou co-agir) afin d’en verrouiller les issues.
Exemples: clivages et dénis ne tiennent la route que s’ils son soumis à l’extr-agir; les deuils expulsés sont irrésistiblement extr-agis.”
(Cortège conceptuel, p. 40)
(Adjectif néologique dérivé du substantif inanité) “Désigne et qualifie une sorte d’investissement d’objet, et par conséquent de transfert, propre aux schizophrènes et marqué par un déni partiel consistant à refuser à l’objet, dont l’existence même n’est pour autant pas déniée, toute espèce de capacité d’être porteur et transmetteur de sens, de signifiance et de signification.» (PCR, Cortège conceptuel, p. 46)
Commentaire (MH):
Racamier attribue ce mécanisme aux schizophrènes. Il a d’ailleurs été forgé à l’époque de ses recherches sur ce sujet. À notre avis, il s’applique aussi aux pervers. Ceux-ci, dans notre expérience, ne tiennent simplement pas compte de tout ce qui les contrarie. Ainsi, dans les thérapies de couple, avons-nous constaté souvent que lorsque l’un intervenait, l’autre faisait semblant d’écouter, éventuellement même d’approuver, avant de poursuivre imperturbablement ce qu’il énonçait au préalable, comme si l’autre n’avait rien dit. Au sein des familles également, l’opinion de l’enfant peut être écoutée, mais pas entendue ; on n’en tient aucunement compte.
Cette forme de déni partiel évoque un autre concept, celui d’inopérance de l’Œdipe.
-
Équivalents d’inceste:
« Pour qu’une relation de séduction narcissique s’éternise, pour qu’elle résiste aux poussées de l’Œdipe, un secret et un seul : l’inceste. Et plus encore que l’inceste : les équivalents d’inceste. » (Antœdipe et ses destins, p. 25).
Ce concept est déjà évoqué dans le Génie des Origines, sous cette forme :
« Il existe des relations de nature incestuelle qui se déroulent et se perpétuent sans inceste proprement dit. […] Cette relation] va se cristalliser. Elle le fera dans certaines actions, apparemment banales ou secrètes, qui constitueront ce que j’appelle des équivalents d’inceste. Il s’agit de substituts, et non pas de déplacements. C’est en ces actions ou manifestations que se concrétise la relation incestuelle : ce sont les véhicules de la relation incestuelle. Comportement, symptôme discret, trait de caractère, objet ordinaire, tel sera, banal en apparence, l’équivalent : mais inavoué, secret, intouchable, « inparlable », caché, il semble indestructible ; de même qu’il s’entoure de vide dans la psyché des sujets, car il ne s’associe à aucune pensée, aucun fantasme ni aucun rêve, de même fait-il le vide autour de lui dans les familles : c’est qu’il concrétise le lien ; il est l’anneau d’une union narcissique.
[…] Il nous faudra savoir attendre avant de trouver l’inceste dans ses équivalents. Je dis bien dans ses équivalents, et non pas derrière, ou à côté, ou dans ses symboles. D’autant que ses équivalents, bien souvent, nous les avons sous les yeux, mais sans nous douter de leur importance, tant il peut y avoir de banalités dans leurs apparences. » […] L’équivalent est plus banal et moins étrange qu’un symptôme voyant et ce n’est souvent que lorsqu’on s’avise malencontreusement d’y toucher que l’on comprend qu’il y a inceste sous roche ». (GdO, p. 137).
Commentaire (MH):
La notion d’équivalent d’inceste est capital pour comprendre la dynamique incestuelle des familles. Elle s’écarte résolument d’une recherche de type factuel, uniquement focalisée sur tel ou tel comportement. De par son aspect masqué (ou plus justement « exhibé/caché »), l’équivalent d’inceste est un vrai poison relationnel, tout aussi destructeur, sinon plus, que l’inceste proprement dit. L’argent (caché, dérobé, manipulé, etc), un régime alimentaire aberrant, une croyance religieuse dogmatique, parfois même des activités anodines comme la gestion d’une affaire entre le père et sa fille peuvent tous être des exemples d’équivalents incestuels. Racamier prévient très à propos que si l’on y touche, la réaction sera immédiate et souvent virulente
-
Concrétude:
« La projection identificatoire est à l’évidence un mécanisme d’extériorisation, dans l’acception que lui donnent A. Freud ainsi que Freeman (1973). C’est un processus prévalent chez les psychotiques. Conséquence inattendue mais prévisible : ils ne peuvent pas se passer du monde extérieur, dont ils ont besoin non pour leur plaisir mais pour leur défense. Les diverses modalités relationnelles schizophréniques sont fondées sur l’extériorisation. Les schizophrènes ont un besoin absolu de concret. Plus vif est le désaveu qu’ils font de leur réalité psychique – de l’existence même de cette réalité intérieure propre – et plus grand leur appétit de concrétude.» (Les Schizophrènes, p. 66)
Dans son Cortège Conceptuel, il définira ainsi la concrétude : « Caractérise ce qui est concret ; résultat du processus de concrétisation, ayant pour propriété de commuer la réalité psychique et symbolique en réalité factuelle et tangible. Provient d’une désymbolisation. » (Cortège conceptuel, p.90)
Commentaire (MH):
Dans Les Schizophrènes, Racamier avait saisi une particularité de ces malades. Il s’agissait d’une observation. Dans son Cortège Conceptuel il décrit un processus actif qui pourrait s’appliquer aussi bien à l’individu qu’à l’interaction entre deux personnes.
Étonnamment, il ne fait aucune mention de la pensée opératoire, sujet pourtant très proche.
Jean-Pierre Caillot en a donné un exemple très parlant: en consultation: un père avec deux petits garçons. L’un d’eux façonne des boulettes avec de la pâte à modeler, s’approche de son père et les lui tend: “Tiens, ce sont des bonbons”. – “Non, c’est de la pâte à modeler !” rétorque brutalement le père. L’enfant reste ébahi; son petit frère se tape la tête contre le mur.
-
Délire dans le réel
« Dans certains cas […], un délire se crée, mais au lieu d’instaurer une néo-réalité et d’inventer sa coquille, il se glisse comme un bernard-l’ermite et se tapit dans le tissu d’une réalité objectivement présente ; c’est ce que j’appelle délirer dans le réel. Je ne désigne pas ainsi les délires interprétatifs : toute interprétation est une construction, surtout quand elle déraille. Mais je pense à ceux qui délirent dans des objets bien réels, de telle sorte que les contours de leur délire se confondent avec « l’hôte » où il se loge et qu’il faut une observation exercée pour l’apercevoir et le cerner.
Ce sont des délires intimes et discrets : murmures de délire infiltrés dans les choses » (S. p.108)
« Délirer dans le réel : façon de délirer à l’intérieur d’objets réellement existants.
En plus du délire d’interprétation, qui est bien connu, cette façon de délirer, qui est beaucoup moins apparente qu’un délire de néo-formation, se voit chez les anorexiques mentales, qui délirent dans leur corps ; chez certains inventeurs fous, qui délirent dans leurs machines ; tout comme, enfin, chez les chefs paranoïaques qui délirent dans… leur peuple (Cortège conceptuel, p. 32).
Commentaire (MH):
Une fois qu’on a pris conscience de ce mécanisme aussi tortueux que masqué, on voit partout des personnes délirer dans la réalité, autrement dit utiliser la réalité ambiante pour y lover leurs idées délirantes et donc intouchables, indiscutables. De par leur position inexpugnable, de par leur nécessité de gagner le plus grand nombre possible de personnes à leurs convictions pour ne pas se heurter au roc de la réalité, ces délires constituent de véritables bombes psycho-sociales qui vont altérer, détourner, paradoxaliser les personnes, les organismes et les rapports humains.
Externalisation
Engrènement
“Désigne moins un fantasme qui serait mis en oeuvre qu’un processus étroitement interactif, assorti d’un vécu contraignant d’emprise et consistant dans l’agir quasi direct d’une psyché sur une autre, de par une sorte d’interpénétration active et quasi mécanique des personnes.
L’engrènement peut opérer d’une génération sur l’autre et peut déboucher sur le délire il se passe presque toujours de relais proprement fantasmatique; il opère souvent sur des amalgames; la question reste ouverte des rapports cliniques de ce mécanisme avec les processus (apparemment inverses) d’écartèlement.
En vertu d’un néologisme facile à construire comme à concevoir, le désengrènement (1990) désignera le démarquage et le dégagement hors des processus d’engrènement où le moi se trouvait pris. (L’image est celle du débrayage dans une automobile).” (1990, 1992) (Cortège Conceptuel, p. 37).
Dans Le Génie des Origines, Racamier précise ce concept (p. 359) et évoque cet “exemple cruel: une personne aurait “songé” au meurtre; l’autre, sans en rien connaître, et sans personnellement savoir pourquoi, attaque. Qui débrouillera jamais le fin mot de l’histoire?” (cf. aussi “extr’agir“)
Commentaire (M.H)
Il existe, à notre sens, deux engrènements différents : l’engrènement psychotique et l’engrènement pervers. Le premier est en relation avec ces frontières du moi si perméables, si poreuses qui caractérisent le psychotique qui peine à identifier ce qui provient de l’extérieur de ce qui lui appartient en propre. Le deuxième est une manœuvre consciente, parfois artistiquement menée, qui permet au prédateur de se rapprocher de sa proie afin de mieux la contrôler, la manipuler ou lui injecter tel ou tel matériel psychique (Cf. concept d’« externalisation »).
L’exemple du “meurtre par délégation” est une mine. De réflexions psychanalytiques ou de scénarios de romans policiers…
Incestuel
“Désigne et qualifie ce qui, dans la vie psychique individuelle et familiale porte l’empreinte de l’inceste non fantasmé, sans qu’en soient nécessairement présentes les formes physiques.
En revanche – et c’est essentiel – la version foncièrement dénégatrice de l’antœdipe est irrésistiblement liée au registre incestuel.” (Cortège conceptuel, p. 47).
Commentaire (MH)
Dans la lignée de cet adjectif, nous avons formé, avec P.-C. Racamier, le substantif d’ “incestualité”. Ni l’un ni l’autre ne désignent une quelconque forme “édulcorée” ou adoucie de l’inceste. Bien au contraire, ces complexes familiaux, ces ensembles de ligatures enchevêtrées sont d’autant plus toxiques que peu visibles.
Noyaux pervers
En 1995, Paul-Claude Racamier, à l’invitation de Maurice Hurni et Giovanna Stoll, présenta à Lausanne une conférence sur un thème qu’il n’avait qu’ébauché dans Le génie des origines, les noyaux pervers.
Transcription de la conférence : décervelage et perversion dans les institutions
Paradoxalité
« La paradoxalité se définit tout à la fois comme un fonctionnement mental, un régime psychique et un mode relationnel dont le paradoxe est le modèle. Et le paradoxe se définit en toute rigueur comme une formation psychique liant indissociablement entre elles et renvoyant l’une à l’autre de propositions, ou injonctions, inconciliables et cependant non opposables. »
P.-C. Racamier, Vocabulaire de la psychanalyse groupale et familiale, Paris, éditions du Collège, 1998, p. 9.
Commenaire (MH):
Beaucoup a été (excellemment) écrit sur ce concept, et notamment sa propension à rendre fou celui qui en est la victime. Mais on pourrait encore souligner la détresse épouvantable, la souffrance très particulière que ressent celui qui subit ce genre d’injonction, sous sa forme pernicieuse : une douleur sans nom, incommunicable, sans qualité, indescriptible, sans gloire bien sûr, une douleur qui ne mène à rien si ce n’est à plus de douleur ; une sorte d’implosion de l’être, de déréliction. Et c’est bien cette souffrance
Perversion narcissique
“Définit une organisation durable ou transitoire caractérisée par le besoin, la capacité et le plaisir de se mettre à l’abri des conflits internes et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d’un objet manipulé comme un ustensile et un faire-valoir. » (1987, 1992) (Cortège conceptuel, p. 59).
Commentaire (MH):
Définition magistrale d’un concept-clé, où chaque terme a son importance. Elle englobe (au moins) deux protagonistes: le pervers-narcissique qui “se met à l’abri” de ses problèmes en les expulsant sur d’autres personnes; et celui ou ceux qui vont endosser ces problèmes ainsi externalisés. Il en résulte une situation pleine de paradoxes: celui qui est malade ne l’est pas. Au contraire, il jouit souvent d’une santé florissante. Celui qui est malade est, lui, au départ, plutôt sain. Le voilà maintenant affecté, sans le savoir, d’une affection qui ne lui appartient pas, à laquelle il ne comprend rien et dont il ne peut évidemment pas “guérir”, malgré ses efforts souvent désespérés.
Un autre terme essentiel, et audacieux, de cette définition est celui de “plaisir”. Il signe l’aboutissement du processus d’inversion par lequel le pervers permute la souffrance en jouissance. Il éclaire l’impossibilité de traitement de ces malades qui n’ont (surtout) aucune demande. Quant à la nature du plaisir pervers-narcissique, il reste à élucider. Il est probablement proche de la notion de jubilation et, partant, de la mégalomanie de se sentir supérieur à tout ce qui est de l’ordre œdipien.
Topique interactive
« Désigne l’organisation particulière qui seule permet de rendre compte de processus psychiques dont l’unité (qui ne peut s’apercevoir dans la seule enceinte intrapsychique) s’accomplit entre plusieurs personnes (couple, famille, groupe, société) en vertu d’interactions inconscientes obligées.
Illustrée par les processus d’engrènement et de participation confusionnelle, ainsi que par les défenses interactives, cette topique est celle qui émerge et prévaut dans le jeu des fantasmes–non–fantasmes qui sont en circulation dans toute pathologie narcissique grave. » (Cortège Conceptuel, p. 65)
Verrouillage
“Verrouillage défensif : désigne une méthode employée par le moi pour verrouiller une organisation de défense afin de la rendre imperméable et irréversible (si elle est une organisation de défense, elle comporte donc un mécanisme de base et des mécanismes de complément ; si elle est imperméable, elle l’est donc aux sollicitations tant d’origine interne que d’origine externe).
Ce verrouillage éminemment « surdéfensif » s’effectue surtout sur les organisations défensives à base de déni ; recourant à l’érotisation de la défense et des symptômes, et à l’utilisation de tierces personnes comme « opérateurs de défense », il débouche sur une transformation « perversive » de la vie relationnelle. Il barre la route au changement, y compris au changement thérapeutique. Si jamais le verrou se brise, c’est le moi qui éclate.” (Cortège Conceptuel, 1992.
Commentaire (MH):
Des personnes “utilisées” pour se défendre d’une souffrance interne. Racamier pointe une direction qui n’a pas fini d’être explorée. Qui sont ces personnes ainsi “utilisées”? Comment s’exerce cette “utilisation”, ce verrouillage ? A-t-il besoin d’être constamment consolidé? Ce “verrou”est constitué de personnes souffrantes, mais aussi agissantes. Plus elle vont souffrir, plus elle vont être amenées à agir (“extragir”), plus le personnage “expulsant” va se sentir à l’abri.