« Le capitalisme comme religion.
Il y a des signes des temps (Mt 16.2 – 4) qu’en dépit de leur évidence les hommes, qui scrutent les signes dans les cieux, sont incapables de percevoir.
(…) Un de ces événements a eu lieu le 15 août 1971, lorsque le gouvernement américain, sous la présidence de Richard Nixon, a déclaré que la convertibilité du dollar en or était suspendue. (…) L’argent s’était vidé de toute valeur qui ne soit pas purement auto-référentielle. Ce qu’il y a d’incroyable, c’est la facilité avec laquelle le geste du souverain américain, qui équivalait à annuler le patrimoine en or des détenteurs de monnaie, a été accepté. (…) Après le 15 août 1971, l’argent est un crédit qui se fonde uniquement sur lui-même et ne correspond à rien d’autre qu’à lui-même.
(…) Le capitalisme comme religion est le titre d’un des fragments posthumes les plus pénétrants de Walter Benjamin. (…) « Le capitalisme est probablement le premier exemple d’un culte qui n’est pas expiatoire, mais culpabilisant […]. Une conscience monstrueusement coupable qui ne sait pas expier s’empare du culte, non pour y expier cette culpabilité, mais pour la rendre universelle […] Et, enfin et surtout, pour impliquer Dieu dans cette culpabilité […]. Dieu n’est pas mort, mais il a été incorporé dans le destin de l’homme ».
C’est précisément parce qu’il tend de toutes ses forces non pas à la rédemption, mais à la faute, non à l’espoir, mais au désespoir, que le capitalisme comme religion ne vise pas à la transformation du monde, mais à sa destruction. Et son empire est à notre époque si complet, que même les trois grands prophètes de la modernité (Nietzsche, Marx et Freud) conspirent, selon Benjamin, avec lui, sont d’une certaine manière solidaires avec la religion du désespoir. [sic].
(…) De même que, selon Benjamin, le capitalisme est une religion dans laquelle le culte s’est émancipé de tout objet et la culpabilité de tout péché, donc de toute rédemption possible, de même, du point de vue de la foi, le capitalisme n’a pas d’objet : il croit au pur fait de croire, au pur crédit, ou à l’argent. Ainsi, le capitalisme est une religion dans laquelle la foi – le crédit – s’est substituée à Dieu. Autrement dit, puisque la forme pure du crédit est l’argent, c’est une religion dont le Dieu et l’argent.
(…) Quatre ans avant la déclaration de Nixon, Guy Debord publiait La société du spectacle. (…). La société du spectacle est une prophétie de ce que la décision du gouvernement américain réaliserait quatre ans plus tard.
(…) À cela correspond, selon Debord, une transformation du langage humain, qui n’a plus rien à communiquer et se présente donc comme « communication de l’incommunicable » (thèse 192). À l’argent comme pure marchandise correspond un langage dans lequel la relation avec le monde s’est rompue. (…) De même que, pendant des siècles, ce qui permettait à l’argent de remplir sa fonction d’équivalent universel de la valeur de toutes les marchandises était sa relation avec l’or, de même ce qui garantit la capacité de communication du langage c’est l’intention de signifier, sa référence effective à la chose. Le lien dénotatif avec les choses, réellement présent dans l’esprit de tout locuteur, c’est ce qui, dans le langage, correspond à l’étalon-or de la monnaie. (…). C’est la naissance du principe médiéval selon lequel ce n’est pas la chose qui doit être soumise au discours, mais le discours à la chose (non sermoni res, sed rei est sermon subiectus). (…) « Seule la liaison effective de l’esprit avec la chose rend la langue effectivement imputable (c’est-à-dire signifiante) ». Si ce lien signifiant disparaît, le langage ne dit littéralement rien.
(…) Benjamin et Pasolini saisissent ici un caractère essentiel du capitalisme, qui est peut-être le pouvoir le plus anarchique qui ait jamais existé, dans le sens littéral qu’il ne peut avoir aucune arché, aucun commencement ni aucun fondement (…) Arché, au double sens que ce mot a en grec : fondement et principe ».
Giorgio Agamben, Le capitalisme comme religion, in Création et anarchie, Rivages, 2017, p.113 – 131.