Une femme chaotique

Psychose, perversion et agissements chez une patiente chaotique

Notre interrogation ne porte pas sur le comportement en tant que tel, ni sur la pathologie précise de cette patiente. Il s’agit bien plutôt de détailler une somme ahurissante d’actings, juxtaposés, entremêlés, entrant chacun en synergie l’un avec l’autre pour produire finalement ce que l’on pourrait appeler une scénographie, forme de transposition comportementale, non psychique, d’un contenu originellement d’ordre psychique.

Première séance

« J’ai eu affaire à un manipulateur. Il s’agit de Rafik, un homme divorcé depuis peu. Le couple était notre voisin. Son ex-femme était une amie et lui est le parrain d’un de mes fils. La femme de ménage m’a dit “Il est seul et tristounet”. Je me suis sentie peinée pour lui et ai pris contact pour le revoir. »

Arrêtons-nous brièvement sur cette entrée en matière qui suffit déjà à nous donner le tournis. Qu’y apprenons-nous ?

  • Que la patiente a « eu affaire » à un manipulateur. Fâcheuse confrontation assurément, dont la teneur précise ne nous est pas dévoilée.
  • Que cet homme porte un nom (ici fictif) à consonance étrangère.
  • Que cet homme est divorcé depuis peu, ce qui donne à leur rencontre la tonalité d’une certaine précipitation. Peut-être cet homme est-il, lui aussi, enclin aux agissements ?
  • Que l’ex-femme de ce manipulateur était une amie de la patiente et que les deux couples étaient des voisins.

« Moi-même je venais alors de quitter Cédric avec qui je vivais et qui a élevé mes enfants. Nous étions en conflit constant mais n’arrivions pas à nous séparer. Il était jaloux car j’avais un amant, Ernst, écrivain à Zurich, auquel je rends visite de temps à autre.

Lorsque Rafik m’a prise dans ses bras, j’ai senti fondre en moi toute mes réticences. Il m’a dit alors qu’il allait partir en vacances pour rompre avec deux femmes avec lesquelles il entretenait une liaison. Ma nièce est alors arrivée et j’ai remarqué avec un léger trouble qu’il l’embrassait avec beaucoup d’empressement.

Par la suite, nous avons fait de nombreux voyages, nous arrêtant dans des hôtels chics ; il m’offrait des cadeaux luxueux et me promettait le mariage.

En rentrant, je me suis confiée à Cédric (nous faisons chambre à part depuis 10 ans). Il m’a mise en garde mais je ne l’ai pas écouté ».

Malgré leur séparation, tous deux avaient de longs téléphones où chacun confiait à l’autre ses déboires sentimentaux ou sexuels. Cédric avait aussi de longs échanges avec les fils de la patiente, auxquels il exposait également sa vie affective et intime.

Commentaire

La vie amoureuse de cette femme apparaît pour le moins embrouillée, impliquant une série d’hommes.

  • Rafik, le manipulateur séducteur, avec lequel la relation n’a pas tardé à devenir orageuse, au point qu’il lui a réclamé en retour ses nombreux cadeaux et qu’elle, de son côté lui a intenté deux procès (pour viol et pour garder les cadeaux).
  • Ensuite Cédric avec qui elle habitait jusqu’à peu, qui a « élevé ses filles » mais avec lequel elle faisait chambre à part. Il reste son confident.
  • Ernst ensuite, l’écrivain, qui s’avéra par la suite avoir lui aussi de son côté de nombreuses conquêtes, mais dont la patiente s’enorgueillissait d’être la maîtresse, au vu de sa notoriété locale.
  • Enfin, dans l’ombre, non nommé, existe encore le « père de ses enfants ».
  • Plus tard dans le traitement, apparaîtra encore Dietrich, un autre amant, qui donnera lieu à d’autres passions tumultueuses.

Multiplicité des acteurs, des relations, toutes enchevêtrées, se superposant, s’aiguillonnant l’une l’autre. Mais aucune de ces relations n’est aboutie. Toutes ont un caractère flou, inachevé, incertain, pour ne pas dire trouble, mensonger et malsain. Enfin, contrastant avec la profusion de ces liaisons, frappe la pauvreté des sentiments, quasiment jamais évoqués. C’est bien là le règne de l’agir que nous voyons se déployer (« agir en grappe », comme le nommait P.-C Racamier à bon escient). Voyages, cadeaux, intrigues, attitudes physiques ou perceptions en forment l’essentiel de la trame.

Dans ce contexte dépsychisé, notons encore un point particulier : l’absence de toute prise de responsabilité. Même la rencontre avec le manipulateur est mise au compte de la femme de ménage. En regard de cette troublante position existentielle, comme quelqu’un qui assisterait en spectateur à une multitude d’évènements qui pourtant l’impliqueraient, on note encore une quasi absence de conflit intérieur. La culpabilité tout particulièrement, faisait défaut.

En définitive, on pourrait dire que tous ces hommes forment une sorte de théâtre d’ombre, dans lequel ils se meuvent de manière indistincte. La patiente contemple cette scénographie, guettant leurs émois et s’efforçant d’en saisir le sens, éventuellement d’en tirer profit.

Un autre point, difficile à décrire, attire notre attention. Ce récit n’est (malheureusement) pas un témoignage sur la vie d’une femme déchirée entre plusieurs passions amoureuses. En réalité, il n’est constitué que d’une suite de constats juxtaposés : les faits y sont exposés, nus, sans lien affectif, sans lien logique ni interrogation personnelle. Ainsi lorsque la patiente évoque qu’« il était jaloux car j’avais un amant », cette phrase était-elle énoncée sur le ton d’une observation objective. On ne sentait strictement nulle empathie vis-à-vis de ce partenaire qu’elle blessait : sa jalousie était écartée, elle n’était tout simplement pas prise en compte ; on pourrait aussi dire qu’elle ne l’intéressait pas ou qu’elle ne lui disait rien. Poussée dans ses derniers retranchements par son ami, elle rétorqua quand-même : « Il est hors de question que je ne revoie plus cet homme ; on n’est plus des gamins ! » Une telle assertion révèle une position à la tonalité perverse bien affirmée, qu’on n’eût peut-être pas soupçonnée d’emblée derrière une apparence de fragilité. (Une autre fois, elle nous fit l’éloge d’un livre intitulé « Les filles sages vont au paradis, les autres où elles veulent »).

Suite des agissements.

La patiente sollicita ses fils pour venir au procès, témoigner de la perversité de Rafik, le manipulateur, et, au contraire, de son entière probité à elle. Sa mère, pour sa part, prit le parti du séducteur pervers.

La patiente et son fils, en voyage à Zurich, allèrent dormir chez l’amant de Madame.

« De connaître Cédric m’a permis de quitter le père de mes enfants. »

Par la suite, la patiente se lia avec un nouvel amant, riche architecte en Allemagne. Elle s’empressa de le faire venir chez elle, de le présenter à ses fils ainsi qu’à un grand nombre de ces connaissances. La patiente partageait avec lui les émois et les doutes qu’elle ressentait avec son autre amant.

L’incestualité

Les épisodes rapportés ci-dessus font partie d’une ambiance générale manifestement incestuelle dans laquelle elle avait baigné dès son enfance. À cette époque, sa mère la complimentait sur sa beauté. Plus tard, lorsque la patiente lui confiait ses déboires sentimentaux, elle lui conseillait de mettre des sous-vêtements « sexy ». Au sein de son couple, la patiente avait noté que Cédric, son compagnon, prenait souvent les enfants nus sur ses genoux de manière ambigüe. De son côté, la mère avait passé par une période désinhibée, multipliant les aventures, s’exhibant volontiers en tenue légère etc.

Le père de ses enfants était aussi un séducteur, avec de nombreuses aventures, y compris peut-être avec la mère de la patiente.

La patiente évoquait que son amant allemand allait prendre sa douche dans la salle de bains de ses filles, en leur présence, arguant que la sienne était envahie par les produits de beauté de son épouse.

Au registre de l’incestualité pourraient être encore adjoints d’autres signes, d’ordre moins sexuel mais touchant à la relation, particulièrement entre les parents. Ainsi, pour désigner son premier compagnon, la patiente insistait-elle sur le terme « le père de mes enfants », entendant marquer par là son déni actif de tout lien affectif avec cet homme. Dans le même sens, évoquait-elle sa progéniture comme « ses fils », soulignant lourdement l’adjectif possessif. Interrogée sur ce sujet, elle avoua qu’il lui était impossible de les décrire comme « nos fils », que si elle s’efforçait, elle ressentait une impression de bizarrerie.

L’amoralité

« Sa femme ne savait pas » (donc ce n’était pas grave).

Le délire

Les procès qu’elle intentait à son amant n’étaient susceptibles d’aucune interrogation. Ils avaient la qualité d’une conviction inébranlable, d’une démarche à accomplir envers et contre tout, même le cas échéant à l’encontre de ses propres intérêts, pour établir son innocence et confondre son agresseur.

Les racines infantiles d’un tel scénario étaient aisément perceptibles. Grande était la probabilité en effet que cette patiente ait autrefois été la victime, alors réellement innocente, d’adultes pervers ; qu’elle ait alors désespéré de n’être pas protégée par la loi et qu’elle ait passionnément souhaité disposer de moyens de se défendre efficacement. Toute la trame de ce drame traumatique se retrouvait, mutatis mutandis, dans cette revendication effrénée, folle de douleur autant que de rage, qu’on lui rende, aujourd’hui, enfin justice – à n’importe quel prix.

Faut-il adjoindre à cette perspective, l’assertion plusieurs fois avancée qu’« elle aimait plusieurs hommes à la fois » ? À notre idée, oui, ou pour le moins, pourrait-on dire que cette position avait quelque chose de délirant. Plusieurs caractéristiques appuient cette hypothèse : le ton tranquille, celui d’une évidence, sur lequel elle était formulée ; son aspect inébranlable, inquestionnable ; l’absence de conflit intérieur, entièrement évacué ; l’omnipotence qui y était affirmée comme allant de soi, un peu comme dans un délire d’ubiquité ou le patient prétendrait se trouver à plusieurs endroits à la fois ; le narcissisme total qu’on sentait à l’œuvre ; l’indifférence entière à la morale comme aux conséquences fâcheuses de ses agissements sur les autres. Tous ces éléments convergeaient pour donner une teinte que nous appelons délirante à cette conviction.

Au registre psychotique pourrait éventuellement encore figurer sa haine de la relation parentale, probable émanation d’une tentative (mal aboutie) de déni de la scène primitive. Avec un peu d’emphase, on pourrait dire que toute sa vie était une sorte de tentative de démonstration de l’inanité d’une telle relation. « Aimer un partenaire, le choisir, s’engager avec lui dans un projet conjugal, avoir avec lui des échanges sexuels et engendrer des enfants, tout cela n’a aucun sens, n’est qu’un leurre pour nigauds (cf. « petites filles sages ») » : telle pourrait être la conviction délirante de cette patiente (et de tant d’autres personnes aujourd’hui).

Commentaire

C’est un véritable système que nous décrit la patiente, où plusieurs réalités contradictoires peuvent coexister sans pourtant se contredire. Le conflit entre deux propositions est immédiatement évacué sur l’extérieur, au travers d’un agissement.

Lorsque le thérapeute la confrontait à certaines attitudes ou contradictions logiques, la patiente, par ailleurs tout à fait intelligente, ne saisissait pas de quoi il en retournait. Pourquoi donc Cédric ne devrait-il pas se confier à elle ou à ses enfants s’il en avait envie ? Elle-même devrait-elle renoncer à prendre un amant ? Elle n’en saisissait aucunement les raisons. Bien au contraire : « Je vais à fond dans mes envies », avouait-elle, fièrement. (En réalité, elle se prétendait plus perverse qu’elle ne l’était réellement).

Quelques remarques encore.

Une patiente très moderne

Cette scénographie incestuelle, cette succession d’actes dépsychisés tous azimuts, ne me semblent pas être l’apanage de cette seule patiente. Au contraire, il semblerait plutôt qu’il s’agisse d’un tableau clinique assez courant de nos jours. On reste parfois abasourdi à l’énoncé de ces mariages-non-mariages, associés à des tentatives de procréations médicalement assistées, se superposant à divers procès aux revendications plus ou moins sordides contrastant avec la prétendue liberté de mœurs affichée. Notre époque serait-elle celle d’un décervelage de masse qui favoriserait l’agissement bruyant et aveugle au détriment de l’introspection élaborative ?

Racamier avait déjà décrit des familles fonctionnant selon un régime d’« agissement constant », qu’il distinguait des simples « actings » occasionnels.

Une défense ou une arme ?

Dans notre exemple, ces agissements nous semblent avoir plusieurs fonctions. D’une part, ils constituent probablement une forme de défense, ou même de « surdéfense » protégeant la patiente contre toute confrontation à des souvenirs traumatiques et pénibles. Plus elle pouvait s’oublier dans des rencontres amoureuses ou des litiges procéduriers, moins elle risquait une véritable approche de son monde intérieur. Mais, par ailleurs, comme nous l’avons mentionné, ces actes portent tout le sceau de l’incestualité : de manière assez paradoxale, celle-ci se voyait d’une part dénoncée (comme si elle déclarait « Voyez ce qu’ils ont fait de moi lorsque j’étais enfant ») mais aussi, en même temps, revendiquée au titre de « manière d’être » normale, voir jouissive. On pourrait donc dire en résumé que son comportement était à la fois une défense, une dénonciation et un plaisir.

La fête perpétuelle

Ces agissements continus ont une évidente teinte hypomaniaque : l’absorption des conflits et des contradictions, la mégalomanie, la fuite en avant et l’absence d’idées en témoigneraient.

Réseaux pervers

Une autre notion qui pourrait être extraite de cet exemple clinique est celle de « réseau incestuel ». Ce tourbillon de relations plus ou moins perverses concerne un nombre considérable de protagonistes. Certains malgré eux vraisemblablement : on songe à ses enfants qu’elle implique, sans scrupules, dans ses procès ou dans ses relations amoureuses. D’autres, au contraire, contribuant très activement à la perversion ambiante. De toute évidence, notre référentiel ici n’est plus l’individu ni le couple, ni la famille, mais bien le réseau, instance floue aux frontières mal définies, mais à coup sûr redoutable. Cet enchevêtrement de relations ambiguës, paradoxales, d’exploitation de l’autre et de mégalomanie représente une véritable « bombe psychosociale », susceptible d’impliquer et de mettre à mal tous ceux qui prétendraient l’approcher (parents, amis, mais aussi magistrats, thérapeutes etc.)

Ce type de réseau apparaît comme particulièrement dangereux en fonction de plusieurs éléments. Nous avons déjà mentionné la capacité à agir, élevée ici au rang de « mode d’être », avec sa variante du « faire agir », éventuellement « en grappe » (toutes notions que nous devons à Racamier). Cette capacité de manipulation, de toute évidence développée dès l’enfance, confine parfois à la virtuosité et peut aller jusqu’à contaminer parfois des foules entières. Par ailleurs, la référence à un écrivain plus ou moins connu ou au riche architecte allemand n’est certainement pas fortuite. Elle serait un élément constitutif de la puissance (intellectuelle ou financière) délétère de ces réseaux, de leur capacité de séduction et de diffusion dans la société.

Un échec thérapeutique

Enfin, il convie de dire que, malgré nos efforts, jamais nous ne parvînmes à psychiser véritablement ces récits. La patiente ne voyait par exemple aucun intérêt à évoquer son enfance ou ses rêves. Malgré un lien thérapeutique que nous pensions relativement étayé, elle fut contrariée par l’une de nos interventions et décida de mettre fin au traitement.

De toute évidence, la thérapie des réseaux pervers reste encore à inventer.

Lausanne, octobre 2015

Laisser un commentaire