Un dangereux estropié psychique

Sa fille, à l’occasion d’une de ses hospitalisations pour une anorexie grave, avait révélé qu’elle avait subi, au cours de son enfance, des attouchements sexuels de la part de son père. Une confrontation eut lieu au cours de laquelle les abus furent dénoncés et le père, un haut fonctionnaire dans une administration, déclara vouloir entreprendre une thérapie – pour laquelle il vint me consulter.

Voici quelques extraits de la première (et unique) séance.

« Nous avons été convoqués en famille à l’hôpital. Ma fille se sentait avoir été victime d’agressions sexuelles de ma part. »

Le style passif que le patient introduit d’emblée va se poursuivre tout au long de l’entretien. Il est pour nous la source de multiples interrogations : s’agit-il d’une simple esquive de toute responsabilité compromettante, ou, plus gravement (encore), d’une impossibilité de se poser en tant que sujet, donc responsable de ses actes ? Toujours est-il que, dans cette phrase, il enchaîne directement avec une inversion, attribuant la responsabilité des problèmes à sa fille, qui, dit-il, « se sent victime ».

Cette inversion se poursuivit :

« Lors de bains pris ensemble, elle m’avait parfois touché le sexe ; ses seins commençaient à pousser. Je crois les avoir touchés pour me rendre compte de comment tout cela se mettait en place. Je ne nie pas les faits ».

On constate là que la charge s’accroît contre sa fille, mise quasiment en situation d’instigatrice de l’abus. Sa déclaration de ne « pas nier les faits » en devient, dès lors, mensongère, car c’est bien d’une forme, larvée certes, mais d’autant plus redoutable, de déni qu’il s’agit.

« C’est une culpabilité assez lourde que je ressens par rapport à cette jeune-fille qui ressent ça après beaucoup de recherches, presque à contre-cœur. Elle ne voulait pas croire que c’était là la cause de ses troubles, troubles qui l’ont bloquée, en tout cas temporairement, dans son développement. »

Ces propositions, à première vue confuses, méritent qu’on les détaille minutieusement. En premier lieu, attardons-nous sur la désignation de « jeune-fille » attribué à sa fille. On dirait qu’il ne la connaît pas ou à peine. Il s’agit là, à notre point de vue, d’une décharge meurtrielle qui, utilisant les mots comme des armes, anéantit tout lien avec elle – ou qui, peut-être, révèle leur inexistence depuis toujours ? Ce qualificatif évoque d’autres situations analogues au cours desquelles un conjoint pervers parlait de sa femme en invoquant « la femme », comme si elle n’était pas présente ; d’autres parlaient de leur conjoint comme d’un « martien », voulant ainsi dire qu’il leur était complètement étranger et qu’entre eux ne régnait que le vide.

« Cette jeune-fille » est donc à nouveau mise en situation d’actrice de son abus ; c’est elle qui « ressent ça ». Nous avons vu que le patient inverse les responsabilités, mais on pourrait encore s’interroger ici quant à la valeur de ce ressenti. Nous pressentons ce père vide de tout affect, ce qui pourrait nous amener à concevoir qu’il injecte ses propres affects en sa fille (frayeur, notamment). Racamier parle d’« extraffects » pour décrire ces exportations perverses aboutissant, après le viol des frontières du moi, à implanter chez l’autre des conflits dont le sujet veut se débarrasser – et qu’il attaquera ensuite inlassablement. Et c’est bien ce genre de contestation qu’on sent poindre chez le patient, arguant que ces découvertes ne sont faites « qu’à contre-cœur », sous-entendant même qu’elle pourrait bien avoir été influencée.

Enfin, l’apothéose perverse est dans « les troubles qui l’ont bloquée, provisoirement du moins, dans son développement ». La formulation pourrait bien s’inspirer de notre code pénal dont il doit connaître les articles qui le concernent et qu’il s’emploie ici, prudemment, à invalider. Les responsables sont les troubles, et non lui-même.

Et le patient de poursuivre :

« Il n’y a jamais eu à son égard la moindre connotation sexuelle. Je n’aimerais pas que tout cela [l’intervention des thérapeutes] m’amène à un ressentiment à son égard ».

On a le souffle coupé en entendant la première phrase qui est un déni absolu de ce qu’il avouait plus haut. En tant que thérapeute, nous restons souvent sidérés devant ce genre de contradiction assénée avec le plus grand aplomb. Elles sont le fait de ce clivage du Moi, décrit par Freud, qui autorise une chose à être et ne pas être en même temps. Une telle affirmation paradoxale, exprimée à un thérapeute, serait-elle jouissive pour ce genre de patient ? Il faut aussi envisager la possibilité qui voudrait que le patient énonce ce qu’il ressent véritablement, autrement dit, qu’il ne perçoit pas ce qu’il y a de sexuel à toucher ou se faire toucher les organes génitaux par un jeune enfant (ici de l’âge de 3 ans à 15 ans). Cette vision paraît invraisemblable, mais s’accorderait avec des assertions similaires qui nous ont été rapportées par d’autres patients. Ainsi, cette patiente qui décrivait son couple : ils ne se parlaient plus depuis 15 ans, se haïssaient profondément (tout à fait comme le couple de Jean Gabin et Simone Signoret dans « Le chat »), mais lorsque la patiente, à bout, vint vers son mari pour lui demander de discuter d’un divorce, il rétorqua (et selon la patiente il était sincère) : « Divorcer, et pourquoi donc ? Tout va bien, il n’y a pas de problèmes. » La patiente m’expliqua qu’il entendait qu’il n’y avait pas de violence manifeste entre eux (coups, blessures) et que le reste n’était tout simplement pas enregistré comme violence.

Le patient continue avec ce que nous percevons comme une menace à notre endroit qu’on pourrait traduire par « Si vous poursuivez vos interrogations, je vais finir par lui en vouloir et ce sera votre faute ». Il y a là une sorte de tour de passe-passe, l’abuseur se transformant, sous nos yeux, en victime – en nous impliquant ; victime, légitimée dès lors, à en vouloir à sa fille (et non que sa fille lui en veuille). À noter que tout ceci est effectué en quelques secondes et laisserait des intervenants non avertis pantois.

Beaucoup de questions restent sans réponse. A quoi correspond cette virtuosité manipulatoire ? D’où vient cette impossibilité radicale d’assumer une quelconque responsabilité ? A un vide existentiel dramatique ? Ce patient doit-il être considéré comme un mort-vivant ? En tout cas un dangereux estropé psychique.

 

Cet article a 2 commentaires

  1. Lefait

    Invincible. Dans sa tête, Il se doit d’être invincible. Donc tous les moyens sont bons. Il excelle alors dans ce qu’il qualifie “d’art de la mauvaise foi”. Ce n’est pas un défaut nuisible, la mauvaise foi est un talent. Qui le rend fier de.lui même visiblement. À partir de toutes ces redefinitions afin que tout aille dans son sens, vous pouvez lui prouver par Ax+b que son raisonnement est tronqué , il se permettra vous demander :” tronqué par rapport à quelles données?” ” Donnez moi la référence de bon sens s’il vous plaît ?”. Il est très joueur avec ça. Je me souviens d’un cas, qui devait en priorité se convaincre d’une vérité qui le deresponsabilise totalement et qui est plausible en l’absence de preuves concrètes, tout le temps où il cherchait cette vérité a diffuser, il était en panique. Jusqu’à devenir agressif a bout d’arguments. Une fois la version plausible contestant la réalité des faits trouvée, il ne la lachait plus, elle allait devenir sa réalité jusqu’à s’en convaincre. Une fois que c’était fait, impossible de lui faire admettre quoique ce soit. Jamais, pour rien au monde, face à toutes les preuves, il ne se remettrait pas en question. Bien trop douloureux et surtout impossible. Il avait déjà fait trop de mal pour que ce soit réparable et se sentirait obligé de devoir vivre avec ça sur la conscience jusqu.à la fin de sa vie et donc :”adieu le bonheur”. Ce papa ne peut pas s’admettre avoir violé sa fille. Il se suiciderait si c’était le cas. Ou alors le thérapeute trouverait les mots. Pour cela, il faut en avoir envie, non ? Envie de sauver un type pareil ? Prêt a faire endosser ses propres méfaits à sa victime, qui aurait envie de sauver un type pareil ? Sauver des vies a un sens, quand une vie a délibérément choisi de ne pas en avoir, pourquoi forcer son choix ? On ne peut sauver qui ne veut pas être sauvé. Ce monsieur visiblement, à sa façon, n’exprime aucune demande d’aide à ce sujet. Il était juste là pour s’assurer que son impunité demeurera invincible. La boucle est bouclée. Il n’y a pas de pathologie chez ces criminels. Que des choix. Des mauvais. Et des échappatoires. Une fuite perpétuelle de la peur qui se transforme en jeu pour la rendre supportable.

  2. Maurice Hurni

    Bonjour Lefait,
    Merci de votre commentaire, auquel je réponds tardivement. Je trouve très parlante votre description des efforts qu’il nous arrive de mettre en œuvre pour toucher une partie « humaine » chez ces patients (possibilité de se remettre en question, culpabilité, empathie etc.), efforts malheureusement rarement couronnés de succès. Nous touchons là à ce qui a été appelé « le mur du délire », qui nous confronte à un paradoxe : faut-il respecter cette défense et, dans ce cas, souscrire à des agissements aberrants ou révoltants au contraire faut-il s’y opposer au risque de décompenser un équilibre psychique aussi précaire que rigide ? Les éléments pervers que vous décrivez peuvent en tout cas être dévoilés, comme celui de votre patient qui, confronté à la réalité, retourne la question à l’interlocuteur. Reste la question des motivations – à se soigner ou à soigner. Elle est cruciale.
    M.H.

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