Byung-Chul-Han: “Le Désir; l’enfer de l’identique”

« L’argent, par principe, rend toute chose identique. Il nivelle les différences essentielles (introduction par Alain Badiou, p. 12).

Cette érosion de l’autre touche actuellement tous les domaines de l’existence et va de pair avec une narcissisation croissante du soi. Le fait que l’autre disparaisse est en réalité un processus dramatique – or il se produit, et c’est un point fatidique, à l’insu de beaucoup (p. 20).

Tout est ramené au niveau de l’objet de consommation (p. 21).

L’appel à la motivation, à l’initiative et au projet est plus efficace, pour l’exploitation, que le fouet et les ordres (…) entrepreneur de soi-même, le sujet s’exploite lui-même (p. 35). L’exploitant est l’exploité.

La maxime néolibérale de la liberté s’exprime, dans la réalité, sous la forme d’un impératif paradoxal : « Sois libre ! »

L’altérité n’est pas une différence consommable. Le capitalisme élimine partout l’altérité pour tout soumettre à la consommation. L’Eros constitue en outre un rapport asymétrique à l’autre : il interrompt la relation d’échange. On ne peut tenir une comptabilité à propos de l’altérité. Elle n’apparaît pas dans le bilan des débits et des crédits (p. 47)

… fétichisation de la santé. Le valet moderne la préfère à la souveraineté et à la liberté. Elle ressemble à ce « dernier homme » de Nietzsche, pour lequel la santé en tant que telle constitue une valeur absolue. Elle est élevée au rang de « grande déesse ». (…) Là où on sanctifie la vie nue, la théologie cède le pas à la thérapie. (p. 55)

Le capitalisme devient du même coup obscène.

Cite Marcile Ficin : le conquérant s’empare des autres par lui-même, tandis que l’amoureux prend possession de lui-même grâce à un autre, chacun des deux amants s’éloignant de lui-même et se rapprochant de l’autre, mourant à lui-même et en l’autre ressuscitant (commentaires sur le banquet de Platon. (Marcile Ficin, De l’amour, Paris, les belles lettres, 2012)

Dans une société où chacun est l’entrepreneur de soi-même règne une économie de la survie. Elle est diamétralement opposée à l’anéconomie de l’Éros et de la mort.

Le survivant est semblable au mort-vivant, qui est trop mort pour vivre et trop vivace pour mourir.

Le Hollandais du Vaisseau fantôme est lui-même un mort-vivant incapable de vivre comme de mourir.

La sexualité, aujourd’hui, n’est pas menacé par cette « raison pure » qui, hostile au désir et au plaisir, évite le sexe comme quelque chose de « sale », mais par la pornographie.

La pornographisation du monde s’accompli sous la forme de sa profanisation.

Le capitalisme avive la pornographisation de la société en exposant et en montrant toutes choses comme marchandise.

Contrairement à ce que suppose Illouz, la menace que fait peser une liberté illimitée de choix est au contraire celle de la fin du désir.

Information et fantasmes sont des forces opposées.

L’hypervisibilité n’est pas compatible avec l’imagination. Ainsi, le porno, qui maximise en quelque sorte l’information visuelle, détruire le fantasme érotique.

Face à la véritable masse d’images hypervisibles, il n’est plus possible aujourd’hui de fermer les yeux.

Les seuils et les transitions sont les zones du mystérieux et de l’énigmatique où commence l’autre atopique. Avec les frontières et les seuils disparaissent aussi les fantasmes envers l’autre.

La pornographie renforce ainsi la narcissisation du soi. L’amour comme événement, comme « scène du Deux » est en revanche déshabitualisant et dénarcissifiant. Il produit une « rupture », une « trouée » dans l’ordre de l’habituel et de l’identique.

Byung Chul Han cite Chris Anderson, rédacteur en chef du magazine Wired, dans un article provocateur intitulé « The End of Theory ». Il affirme que les quantités inconcevables de données désormais disponibles rendent les modèles théoriques totalement superflus : « Aujourd’hui, des sociétés comme Google, qui ont grandi dans une ère de données massivement abondantes, n’ont pas à s’adapter à de mauvais modèles. En réalité, elles n’ont à s’adapter à aucun modèle du tout » (Wired Magazine, 16 juillet 2008). On analyse des données et l’on trouve des motifs (patterns) qui partent et dépendent d’appartenances préexistantes. Des comparaisons directes de données remplacent des modèles théoriques hypothétiques. La corrélation remplace la causalité : « C’est la fin de toute théorie du comportement humain, de la linguistique à la sociologie. Oubliez la taxonomie, l’ontologie et la psychologie. Qui sait pourquoi les gens font ce qu’ils font ? L’important, c’est qu’ils le font, or cela, nous pouvons le tracer et le mesurer avec une fiabilité sans précédent. Pourvu qu’on ait suffisamment de données, les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Il faut penser l’origine commune de la théorie, des cérémonies et des rituels : ils mettent le monde en forme.

Il cite Michel Butor : « Ce que nous vivons actuellement en Europe est une crise de l’esprit » (Die Zeit, 12 juillet 2012).

… L’ordinateur… l’idiot savant…. Dans le sillage de cette positivation générale du monde, l’homme, autant que la société, se transforme en une machine autiste à réaliser des performances.

La transparence produit en outre le sentiment que nous sommes constamment observés.

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